À l’aube, pour arriver à l’établissement de cure du docteur Brehmer avant le petit déjeuner, Berta prit par un chemin forestier sous une pluie qui, douce et mobile comme de la brume, se déposait sur son visage et ses cheveux. Son père lui avait demandé d’aller livrer à Görbersdorf juste quelques tranches de galantine rose de volaille, une commande spéciale et subite d’une tuberculeuse française sur son lit de mort, mais Berta, fatiguée et désaxée après une nuit presque sans sommeil, trouvait le panier bien lourd. D’abord, elle avait dû veiller jusqu’à tard dans la nuit, puis son père l’avait tirée du lit aux premières lueurs du jour. Pourquoi devait-elle mener une vie pareille ? Quand tout cela finirait-il ? N’avait-elle rien de plus à espérer ? Tant qu’à faire, elle aurait préféré être enlevée par des sauvages comme la comtesse Lucrèce durant son voyage en bateau à vapeur sur l’Amazone ! À ce moment-là, un cheval s’ébroua juste dans son dos, l’arrachant à ses visions fébriles de forêts tropicales mêlées de colère contre son père et cette route solitaire.
Il sauta au bas de sa roulotte et proposa de l’accompagner. Elle ne devrait pas se promener toute seule, et, avec cette pluie… Des gouttelettes d’eau brillaient sur ses cheveux comme des pierres précieuses… Il était apparu devant elle comme par enchantement, avec son parapluie bleu décoré d’images de coquillages et de méduses. Berta Koch comprit alors instantanément que sa vie n’était pas vaine. Il allait devenir le centre de son univers, le soleil autour duquel elle tournerait de plus en plus vite, dans le tourbillon de ses jupes froufroutantes ; elle quittait déjà lentement le sol, là, sur la route de Görbersdorf noyée dans les vapeurs du brouillard. La forêt, la pluie, le parapluie bleu et le beau visage de l’inconnu ; c’était cela qu’elle avait attendu toute sa vie et pourtant, finalement, elle était prise au dépourvu. C’était exactement comme cela que cela devait arriver, en un éclair ! Grâce à lui, toutes ces années passées à Langwaltersdorf à attendre dans l’impatience, alors que rien, sauf un pressentiment ridiculisé par Magda Tabach, n’annonçait qu’elle pouvait espérer quoi que ce soit d’extraordinaire, se remplirent d’un sens nouveau. Pendant toutes ses années stériles, en apprêtant des charcuteries, en coupant des harengs pour préparer du hekele*, en allant à la foire, en lisant des romans d’amour dans la bibliothèque de la Maison populaire, en regardant la rivière et en soupirant langoureusement, elle avait fait ses préparatifs. Magda Tabach avait raillé ses rêves chimériques ; mais rirait bien qui rirait le dernier ! Les méduses et les pieuvres virevoltaient sous le parapluie ; dans l’air, il y avait comme l’odeur d’un magasin de denrées coloniales ; comme l’odeur d’un magasin de denrées coloniales dont les fenêtres donnent sur la mer, écrirait Berta dans son journal.
Le parapluie les abritait tous les deux, si proches, à distance d’un souffle ; la pluie tambourinait contre l’hémisphère marin au-dessus de leurs têtes. Te souviens-tu de moi ? demanda l’inconnu. Comme ces mots magiques, révélateurs de la communion de leurs âmes, la troublèrent ! Et toi, te souviens-tu de moi ? souffla-t-elle. Comment aurais-je pu t’oublier ? Tout était écrit dans les étoiles, tout, sauf ton prénom… Je m’appelle Berta, soupira-t-elle ; il prit sa main et répondit que lui on l’appelait simplement « le Jeune ». La forêt bruissait, la pluie murmurait et le destin de Berta Koch de Langwaltersdorf, mère de Barbara, grand-mère de Violetta avec deux « t », arrière-grand-mère de Kalina, se jouait ; les plateaux de la balance en tremblaient. Tu me rappelles un coquillage marin, dit le Jeune et tout fut accompli ; jamais personne ne lui avait dit des choses pareilles ; c’était comme si elle venait enfin d’être créée. Un coquillage ?… Pourquoi ?… Car tu portes en toi une voix que j’aimerais entendre. Une voix ?… Oui, mais pour le faire, il faut mettre l’oreille sur ton cœur… Berta, confondue, fut malheureusement incapable de lui répondre par une figure rhétorique aussi belle ; elle se taisait donc, les joues en feu. L’inconnu l’appela « belle demoiselle » ; il proposa de l’accompagner à Görbersdorf, où il allait lui aussi, bien évidemment, vu que le chemin où ils s’étaient rencontrés y prenait fin. Il prit le panier de Berta et le mit dans sa roulotte ; il l’aida à monter sur le siège et lui dit de tenir le parapluie ; il faisait tout si adroitement, si imperceptiblement qu’elle fit le trajet comme perdue dans un rêve, puis se dirigea en somnambule dans la cuisine de l’établissement de cure. La nouvelle commande de pâté de lièvre, de gelée d’oreilles de cochon et de seize saucisses de ragondin n’entra que passagèrement dans sa tête remplie d’éclats de feux d’artifice. C’était lui, Berta Koch en était sûre désormais. Le seul et l’unique. Comme on l’écrivait dans ses romans d’amour à grosses caractères, elle venait d’être touchée par la flèche de Cupidon.
* Le hekele est un mets traditionnel silésien composé d’un mélange de harengs salés, d’œufs durs, de concombres lactofermentés et d’oignons hachés.
Gorzko, gorzko (Amer, amer), Joanna Bator, 2020.
Extrait traduit du polonais par Monika Szymaniak.
La guerre et nous, Edward Okuń, 1917–1923.