Nuits et jours

Eh oui, s’étant mariée sans amour, elle pouvait certainement remercier le ciel de l’avoir épousé lui, Bogumił. Il était sa consolation, son refuge contre les cauchemars ; c’était lui qui l’entourait de l’admiration et de la reconnaissance dont elle avait besoin. Et lorsque, parfois, elle se reprochait d’être une piètre ménagère, il répondait qu’il s’en fichait pas mal.

« Comment ça, tu t’en fiches ? s’étonnait-elle. Je vois bien comme tu es content quand on te sert de bons plats et des boissons ! Tu voudrais sûrement que je sois une meilleure ménagère.

— Bien sûr que j’aime ça, répondait-il. Qui n’aime pas ! Mais je peux aussi bien faire sans. Je pourrais manger chaque jour pareil et dormir par terre. La vodka, je pourrais ne pas y toucher du tout. Je me suis habitué à tout dans la vie et ce genre de chose ne m’importe pas.

— Mais, alors, qu’est-ce qui t’importe dans la vie ? l’interrogeait-elle, se rappelant combien de domaines pourtant dignes d’intérêt le laissaient indifférent.

— Toi, répondait-il invariablement, avec un ton et une expression du visage particuliers, ceux que l’on adopte pour prier des dieux adorés.

— Ce n’est pas vrai, le contredisait-elle, en retenant ses rires et en feignant de se fâcher contre ses douceurs hors saison. Je sais très bien ce qui t’importe à toi, ajoutait-elle. Tes betteraves.

— Mais oui, acquiesçait-il en riant. Mais oui. »

En effet, son travail à la ferme et dans les champs l’absorbait complètement, comme si l’avenir du monde entier était en jeu, et pas seulement la richesse des propriétaires de Krępa ainsi que leur relative prospérité à eux deux. L’année de leur mariage, on avait planté pour la première fois de la betterave sucrière au domaine. C’était le sujet d’innombrables conversations avec Barbara. Au printemps, Bogumił l’avait initié aux subtilités des semailles, du démariage et du buttage. Elle avait même dû aller avec lui aux champs, pour voir à quoi ressemblent les betteraves lorsqu’elles poussent en rangs trop serrés, et comment elles gagnaient à être éclaircies. En automne, lorsqu’on avait commencé à les récolter et à les emporter au « comptoir » sucrier, nouvellement construit au bord de la route, son agitation avait atteint le délire. Il se levait à la pointe du jour pour aller à la balance avec les valets de ferme. Souvent, il s’affairait toute la journée dans les champs, au comptoir ou à la sucrerie sans manger et lorsqu’il passait à la maison, il avalait n’importe quoi à toute vitesse, et, inquiet du mauvais nettoyage des betteraves, demandait : « Qu’en penses-tu ? Peut-être que si je les payais à l’arpent, ils enlèveraient mieux la terre en les arrachant ? » Puis, il se mettait à la fenêtre et feuilletait hâtivement des livrets, des catalogues et des articles de revues consacrés à cette grande nouveauté dans l’agriculture nationale.

C’était ainsi ; pourtant il disait vrai lorsqu’il déclarait à sa femme : « Il n’y a que toi qui m’importes, rien que toi ».

Toute appauvrie, lacunaire et éloignée des choses de ce monde que son existence paraisse à Barbara, il vivait plus d’une vie ; il en vivait deux et se donnait corps et âme à l’une et à l’autre : il se consacrait tout entier à son amour et à son travail. S’il emmenait Barbara aux champs, lui faisait partager ses peines et projets agricoles et lui demandait « Qu’en penses-tu? », ce n’était pas parce qu’il voulait demander conseil ou se vanter de ses actions, mais parce que tout lui paraissait inachevé et inaccompli tant qu’elle ne l’eut pas vu et entendu. Et si la nuit, haletant, couché à ses côtés et s’endormant, il se réveillait subitement en disant « Écoute, tu sais, j’ai expédié aujourd’hui vingt chariots », c’est à ce moment-là qu’il se rendait compte de la félicité sans bornes qu’il goûtait avec elle, puisque même dans son travail tout lui réussissait.

Ne pouvant pas passer avec Barbara autant de temps qu’il l’aurait souhaité, il savait mettre dans les instants les plus brefs une ardeur qu’un autre aurait été incapable de contenir dans une longue journée d’amour. Lorsqu’il était en retard pour le déjeuner ou pour le dîner, Barbara, qui aimait que tout soit fait à l’heure, s’impatientait et l’attendait sur le seuil, sinon sur la route par laquelle il devait arriver.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » demandait-il en s’approchant, et l’entendait répondre : « Je t’attends » ou bien : « Je suis venue te voir arriver. »

Ne pouvant pas le croire, fou de joie, il s’exclamait : « Qu’est-ce que je suis heureux aujourd’hui ! » Plus tard, à la maison, lorsqu’ils s’étaient mis à table, il répétait, l’air malin : « Sais-tu ce qui m’est arrivé aujourd’hui ? Ma bien-aimée est venue au-devant de moi sur la route ! » Quant à elle, elle ne lui reprochait plus d’être en retard.

Tout naturellement donc il n’était pas très exigeant envers elle pour les tâches domestiques. Qu’elle existe au monde lui était largement suffisant.

« Pourvu que je sache que tu es là, disait-il souvent, et que tu ne t’ennuies pas avec moi. »

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Open book icon Noce i dnie (Nuits et jours), Maria Dąbrowska, 1931-1934.
Person pin icon Extrait traduit du polonais par Monika Szymaniak.
Image icon Dans le jardin, Władysław Podkowiński, 1892.

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